La réponse correcte de Jodorowski est rassurante car elle a un parfum d'absolu, de perfection. Ce "jamais" est un idéal, celui du moine (ou de la figure spirituelle) qui a atteint "l'illumination". Mais même si cet idéal peut être intéressant pour la voie du guerrier/pèlerin sur le chemin de la connaissance, par exemple pour poser l'intention de la presence, cela peut aussi être un piège, car on peut en faire un désir de perfection, à rajouter à la longue liste de nos "je veux". On peut se contraindre à essayer d'atteindre à tout prix cet idéal de la présence constante, jusqu'à en devenir dogmatique, et de fait tordre le concept de presence pour qu'il corresponde à noyre dogme. On peut aussi se dire que de toute façon c'est impossible de ne jamais quitter le temple, et l'utiliser juste quand cet idéal correspond à nos "je veux" (ça revient à aller se confesser à l'église le dimanche pour faire et dire les pires saloperies le reste de la semaine) . Dans les deux cas on continue à restreindre et tordre l'expérience existentielle, et à rester fermé au mouvement fluide de la vie, à l'expression fluide des émotions et des sentiments, à faire ce qui doit être fait.
Les autres possibilités me parlent finalement beaucoup plus, et notamment celle de dire "pourquoi les crapauds n'auraient ils pas le droit de rentrer dans le temple ?". Plutôt que d'espérer atteindre l'illumination, cette possibilité ouvre la voie à la fluidité. C'est se dire "ok aujourd'hui ya des crapauds dans le temple. Quelle information m'apportent ils sur l'extérieur ? Par où sont-ils rentrés, quelle porte ou fenêtre est cassée, où et comment est-ce que je continue à perdre de l'énergie, de la présence ?". Les crapauds peuvent en réalité être bienvenus dans le temple, car ils m'aprennent et m'apportent quelque chose, même si c'est pas forcément qqch d'agréable.
Ça me fait penser à la différence entre la pensée platonicienne et la pensée aristotélicienne. La pensée platonicienne est basée sur les idées comme des objets abstraits absolus, parfaits, qui ne peuvent exister pour l'homme qu'à travers des manifestations et incarnations imparfaites et impermanentes, et l'homme ne peut que souscrire à des idées en s'efforçant de s'approcher de ces idéaux via l'expérience sensible et sensorielle. A l'inverse la pensée aristotélicienne rejette l'hypothèse de l'existence des idées en tant qu'objets abstraits parfaits, et embrasse une conception beaucoup plus expérimentale, "terre à terre", où l'homme crée et évolue sur la base de son expérience matérielle, sensorielle: notre expérience nous permet de construire des concepts/théories/hypothèses qui vont ensuite pouvoir faire évoluer notre expérience, qui va elle-même nous permettre de faire évoluer nos concepts/théories/hypothèses, dans un mouvement perpétuel d'expérimentation-réflexion.
En un sens la "bonne" réponse de Jodorowski (jamais, car le moine ne quitte jamais le temple) est une réponse platonicienne, elle fixe un idéal, et la proposition de se poser la question "pourquoi les crapauds n'auraient ils pas le droit de rentrer dans le temple ?" est une approche aristotélicienne, qui s'inscrit dans l'acceptation du mouvement perpétuel de la vie. Personnellement je trouve l'approche aristotelicienne beaucoup plus intéressante et pertinente, elle me semble correspondre beaucoup plus à une ouverture à la fluidité et au mouvement, à se laisser traverser par l'expérience et le sentiment, à oser, exprimer, pour apprendre de l'expérience existentielle.
Maintenant il ya aussi la possibilité de se dire "et si le temple n'existait pas ?", pour les plus fous d'entre nous comme dit Reno. J'avoue que j'ai encore un peu de mal à comprendre cette possibilité, je dois encore avoir un peu peur de la folie ;). Est-ce que ça veut dire arrêter de s'attacher à un but, aussi noble soit-il, comme par exemple le but de la liberté ? Est-ce que ça veit dire arrêter de sanctifier ce quelque chose en nous que l'on tient pour pur et sacré, notre âme, notre essence, le pêt divin au centre de notre incarnation ? Est-ce que ça veut dire accepter de ne s'attacher à rien, accepter de tout perdre, accepter qu'on a déjà tout perdu, accepter de devenir le Mat ?