Laisser son corps parler
Aujourd’hui, je vais vous parler d’un livre de Nikos Kazantzaki édité en 1946 : Alexis Zorba . Vous avez peut-être vu le film Zorba le Grec de Michael Cacoyannis, sorti en 1964, avec Anthony Quinn dans le rôle de Zorba. Super bon film mais, selon moi, le livre va encore plus loin.
Quatrième de couverture :
Poussé par le désir de se confronter au réel, le narrateur, jeune intellectuel inquiet et réservé, s’apprête à embarquer pour la Crète où il compte exploiter une mine de lignite. Il fait la rencontre sur le port du Pirée d’un homme qui lui propose ses services : Alexis Zorba, grande âme exubérante et chaleureuse qui aime boire, manger, danser, rire et faire l’amour. Avec lui, l’écrivain va découvrir la folie de vivre et redessiner sa ligne d’existence.
Zorba, une illustration du Mat
Cet article, en cours depuis le 20 Décembre, est resté en pause durant ces quelques semaines. Peut-être devait-il sortir en 2020 et non en 2019 ?
Comme le dit Renaud dans son analyse numérologique de cette nouvelle année, on est sur une année 4 mais également sur le 22, le Mat dans le Tarot de Marseille.
Pour moi, Zorba est vraiment très proche de l’arcane du Mat. Il va où ses pas le portent. Il n’est ni moral, ni nihiliste. Il fait ce qu’il a à faire.
Il sait ce qu’il ressent. Il se laisse porter par le sentiment qui le traverse, quel qu’il soit. Il exprime ce qu’il ressent et laisse les actions se dérouler. Il rit, pleure, gueule et fait l’amour. Il ne se fait pas de nœuds dans le cerveau. Il a accès à la simplicité. C’est un amoureux de la vie. Mais il ne s’y attache pas, il la dévore tant qu’il a encore des dents. Le jour où il n’en aura plus ? Il sera mort, c’est tout.
Il y aurait plein d’extraits dont j’aurais pu vous parler, mais c’est celui-ci qui est ressorti comme une évidence.
Danser sa vie
Petit résumé du contexte dans lequel débute la conversation entre Zorba et le narrateur. Soudainement, Zorba se met à danser et le narrateur (patron) n’en comprend pas la raison. Zorba répond à son incompréhension :
Qu’est que tu veux, c’est dans ma nature. Il y a en moi un diable qui crie, et je fais ce qu’il me dit. Chaque fois que je suis à deux doigts d’éclater, il me dit : “Danse !” et je danse. Et je n’éclate pas. Le jour où mon enfant, mon petit Dimitrakis, est mort, en Chalcidique, je me suis aussi levé comme ça et j’ai dansé. Les parents et les amis qui me regardaient danser devant le corps se sont précipités sur moi pour me retenir. “Zorba a perdu la tête, qu’ils criaient, Zorba a perdu la tête !” Mais si je n’avais pas dansé à ce moment-là, je serais devenu fou de douleur. C’était mon premier fils, il avait trois ans et je ne pouvais pas encaisser sa disparition. Tu vois ce que je veux dire, patron, ou je parle dans le vide ?
-Je vois, je vois Zorba. Tu ne parles pas dans le vide.
-Une autre fois, j’étais en Russie, parce que, tu vois, je suis allé aussi là-bas, pour bosser dans les mines, de cuivre cette fois-là, près de Novorossisk. J’avais appris cinq ou six mots de russe, juste ce qu’il me fallait pour mon boulot : “Non, oui, pain, eau, viens, c’est combien ?” Mais voilà que je me lie d’amitié avec un Russe, un bolchevik enragé. On s’attablait tous les soirs dans une taverne du port, on se descendait pas mal de carafon de vodka et on était bien gais. Dès qu’on avait un verre dans le nez, on ouvrait notre cœur à l’autre. Lui, il voulait me raconter tout ce qui lui était arrivé pendant la révolution russe, et moi, lui confier toutes les aventures de ma vie. On s’était saoulés ensemble, tu vois, et on était devenus frères.
En gesticulant, en baragouinant, on a fini par tomber d’accord. C’est lui qui allait parler le premier. Quand je ne comprendrais pas, je lui crierais : “Stop !” Alors il se lèverait pour danser. Pour danser ce qu’il avait à me dire. Et moi, pareil. Ce qu’on ne pouvait pas dire avec la bouche, on le dirait avec les jambes, avec les bras, avec le ventre, ou avec des cris sauvages : “Haï-Haï ! Hop là ! Vira !”
Le Russe a commencé. Il m’a raconté comment ils avaient pris les armes, comment la guerre s’était allumée, comment ils étaient arrivés à Novorossisk…Quand je n’arrivais pas à comprendre ce qu’il me disait, je criais : “Stop !” et le Russe bondissait aussi sec, et il se lançait dans une danse endiablée. Moi, je regardais ses bras, ses jambes, son torse, ses yeux et je comprenais tout : comment ils étaient entrés dans Novorossisk, comment ils avaient tué les aristos, comment ils avaient pillé les magasins, comment ils avaient forcé les portes des maisons et enlevé les femmes. Au début, ces salopes, elles pleuraient, elles griffaient, elles se lacéraient, mais peu à peu elles se calmaient, elles fermaient les yeux, elles hurlaient de plaisir. Les femmes, tu vois….
Après ç’a été mon tour. Le Russe, c’était un empoté de première, il n’avait rien dans le crâne, j’avais à peine dit trois mots qu’il criait : “Stop !” Moi, je ne demandais pas mieux ! Je bondissais de ma place, j’écartais les tables et les chaises, je me mettais à danser… Ah, mon vieux, les hommes sont tombés bien bas… Qu’ils aillent au diable ! Ils ont laissé leur corps devenir muet et ils ne parlent plus qu’avec la bouche. Mais qu’est-ce que tu veux qu’elle dise, la bouche ? Qu’est ce qu’elle peut dire la bouche ? Si tu l’avais vu me reluquer de la tête aux pieds, me dévorer des yeux, le Russe ! Il comprenais tout ! Je lui ai raconté en dansant mes malheurs, mes voyages, combien de fois je me suis marié, tous les boulots que j’ai faits : carrier, mineur, colporteur, potier, franc-tireur, joueur de santouri, vendeur de pois-chiches grillés, forgeron, contrebandier ; comment on m’a fourré au trou, comment je me suis évadé, comment je suis arrivé en Russie…
Tout empoté qu’il était, il comprenait tout, oui, tout. Mes jambes, mes bras parlaient, mes cheveux, mes habits parlaient. Même le canif pendu à ma ceinture, lui aussi, il parlait. Et quand j’avais fini, l’empoté me serrait contre lui, m’embrassait, on remplissait les verres d’une autre rasade de vodka, on pleurait et on riait dans les bras l’un de l’autre… Au petit matin, on nous séparait et chacun allait se coucher en titubant. Et le soir, on se retrouvait.
Alexis Zorba de Nikos Kazantzaki
Retrouver la parole
Saurez-vous vous laisser entrainer dans la danse de Zorba ?
Ou bien resterez-vous sur le banc de touche ? Dans votre zone de confort ?
Envieux de ceux qui osent se lever ?
Vivrez-vous par procuration les émotions qui vous semblent hors de votre portée par l’entremise de personnages de roman ou de film ?
Vous n’êtes pas obligés de laisser les livres juste vous effleurer. Vous pouvez les laisser vous toucher, vous embarquer, vous transporter pour découvrir d’autres facettes de votre incarnation. L’imaginaire des autres peut vous ouvrir des portes vers votre propre imaginaire.
Il suffit pour cela d’une bonne dose de courage, d’une envie indéracinable de faire sauter nos verrous, de mettre notre peur du ridicule au placard. D’accepter de n’être qu’un “grain de poussière infiniment petit ou grand“ (Higelin)
Laissons-nos pieds bouger.
Laissons notre corps s’exprimer. Rendons-lui la parole, il a tout à nous apprendre.